[Cette fois-ci, je publie ma traduction d’un texte à moi qui vient d’être publié ici sur le site du Groupe de recherche sur l’extrême contemporain, de l’université de Bari où je travaille désormais, après avoir dû quitter Naples. Il sera bientôt temps de revoir ce blog dans le détail, et surtout de reprendre des publications plus régulières.]
Le choix du paysage
Ormuz (2013) et Le Ravissement de Britney Spears (2011) sont les deux romans les plus récents d’un auteur qui, après L’Organisation, prix Médicis 1996, qui racontait sur un mode grotesque les aventures de militants d’un groupe révolutionnaire maoïste, n’a jamais vraiment fait partie de l’institution littéraire française. Journaliste à Libération, il a publié dans les années 2000 des textes importants qui définissent son style et sa vision: La Clôture (2002), sur le Maréchal Ney et une petite section du périphérique parisien, L’Homme qui a vu l’ours (2006), recueil de 25 années de reportage, ou Un chien mort après lui (2009) sur ses chiens errants préférés.
Mais l’an dernier Jean Rolin a reçu le Prix de la langue française, qui reconnaît officiellement la valeur de son œuvre. Il peut sembler curieux que dans Ormuz ait été reconnue seulement la qualité de sa langue. Jean Rolin est admirable pour tant d’autres raisons. Il choisit ses sujets de la façon la plus imprévisible, et a un rapport facétieux à la littérature, qui lui permet de se moquer de Marguerite Dura en personne quand il fait référence au Ravissement de Lol V. Stein (1964) alors qu’il raconte les aventures décevantes d’un espion français chargé de surveiller discrètement Britney Spears, la jeune chanteuse au caractère bizarre, à Los Angeles. Et c’est le narrateur, usé par l’attente infinie en compagnie de paparazzi, frappé par le charme des restaurants de luxe et des motels décatis, attiré finalement par la vie scandaleuse de la starlette, qui se fait ravir, au point de négliger les risques de sa mission. Ormuz raconte une histoire beaucoup plus linéaire: un homme recherche les traces laissées sur les deux rives du détroit d’Ormuz par un ami, Wax, qui avait le projet de le traverser à la nage, et a disparu. Le roman est donc un voyage dans les Émirats arabes unis, sur les côtes iraniennes et dans les îles du détroit.
Les lieux, dans ces deux romans, prennent le premier rôle: les routes et les parkings de Los Angeles tout comme les ports de Khasab ou de Bandar Abbas. Dans ces régions du monde qui n’ont rien de commun se jouent des transaction commerciales, petites et grandes, pour lesquelles les personnages de Rolin ne montrent aucun intérêt, tandis que passent des pétroliers ou des bateaux de guerre, et des actrices, des chanteuses, des écuyères de cirque télé qui connaissent une gloire express ou perdent l’estime de ceux qui l’avaient créée ex nihilo. Le narrateur, qui voyage dans ces régions pour des raisons de moins en moins claires, pose sur l’espace environnant un regard détaché et tendre, observant les oiseaux et causant avec les taxis, fait quelques considérations sur des usages locaux et se rappelle avec émotion ses lectures de Malcolm Lowry e Wilfred Thesiger.
Ces références qui sont motivées par la coïncidence géographique des expériences du narrateur avec la vie et les écrits de ces auteurs, ne sont pas un ornement pour esprits cultivés: c’est comme la poussière que, nous autres humains, nous traînons dans notre sillage, même dans les endroits les plus désolés de la planète.
Et en cadeau, une page d’Ormuz:
Si je n’avais pas été amené quelques semaines plus tard à séjourner de nouveau à Mutrah (où la température se serait élevée entre-temps d’une bonne vingtaine de degrés), la dernière image que j’aurais conservée de ce faubourg portuaire aurait été celle du commandant jouant du cor sur la passerelle, tel que je viens de l’évoquer, cependant que le long du même quai où était amarrée la frégate, mais un peu plus loin, de gros boutres motorisés et sans grâce achevaient de charger une cargaison de vieux pneus, et qu’en retrait de cet îlot faiblement éclairé d’activité, enhardi par l’ombre qui gagnait, un couple de chiens errants (que l’on appelle ici des wadi-dogs) se faufilait à la recherche de quelque chose de comestible parmi les conteneurs empilés ». (Ormuz, p. 52)