Trois balles dans le mille à trente mètres

Ou comment un médecin allemand m’apprend à prendre ma douche.

C’est le 10 janvier 2015. La veille j’ai rencontré une collègue de la Freie Universität et appris, aussitôt après, l’attentat contre l’équipe de Charlie Hebdo. Le lendemain, j’ai rendez-vous chez un dermatologue pour un avis. Aucun rapport. Comme je suis français, il m’interroge sur les terroristes, le policier abattu en pleine rue, et les ratés de la police anti-terroriste (il ne connaît sans doute pas ses succès éclatants dans l’affaire de Tarnac). Ce médecin me raconte alors qu’il a été médecin militaire et qu’il continue à pratiquer le tir. Il a trois armes à la maison : une à porté de main, les deux autres dans sa chambre et dans son salon. Il me parle de son rêve: un système automatique à ressort qui ferait jaillir le pistolet de sa manche, directement dans son poing.

C’est un vieil homme de plus de 70 ans. Il conduit un gros coupé Mercedes (le P38 dans la boîte à gants ?) et prétend qu’il fait mouche à tous les coups ; je dois chasser de mon esprit l’image de Robert De Niro dans Taxi Driver. Travis Bickle et mon Dr. med. Kruger ne se superposent pas. À moins que ? L’un et l’autre vociférant devant la glace ?

Le docteur m’explique pourquoi j’ai la peau si sèche en hiver : c’est parce qu’il ne faut pas se savonner tout le corps. Et à mon âge, je reçois une nouvelle leçon d’hygiène. J’ai une belle peau maintenant, et Kruger, qui consulte dans la petite Istanbul berlinoise, reçoit des femmes voilées de toutes les façons possibles, tire sur des dangers imaginaires et brûle chaque semaine quantités de verrues plantaires, corrige des cicatrices, et efface les tâches brunes.

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Nettoyage de printemps

Les filles avec qui je partage l’appartement ont oublié des bananes : taches marron ; des dés de tofu frit : moisissures bleues ; des citrons : lichens argent ; des aubergines : tavelures, flétrissure brunâtres ; des brioches : odeur de vinaigre et sachet gras. Elles n’ont pas oublié de sortir la petite chienne.

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Les Barisiens sont sympas

Comme ils sont sympas les Barisiens !

Je rentre parfois de Naples ou de Rome par le dernier bus, le dernier train. Il est dix heures passées et il n’y a pas un chat dans les rues du centre. Alors il arrive une fois qu’un groupe d’étudiants qui passent me reconnaissent: «Buonasera Prof!» (eux oui, moi pas ! je m’arrête, on se salue, je suis surpris, je rentre chez moi). Et un peu plus loin je croise un couple avec un enfant. La femme marche devant, l’enfant dans les bras. C’est un bébé d’à peine deux ans, emmitouflé, car il fait à peine douze degrés – les grands froids hivernaux de Bari. Et derrière, son papa leur parle bas. Comme on se croise au milieu de ce carrefour à 400 mètres de chez moi, moi avec mon gros sac sur le dos, les mains cramponnées aux bandoulières ou au cartable, étrange prodige, ce bébé se retourne vers moi en s’écartant de maman et tendant la main me fait un grand signe, bonsoir, salut toi ! J’y réponds de même en silence, et on sourit pendant dix minutes, allant chacun sur son chemin.

Ces dernières semaines ont été rythmées par mes longues équipées d’un bureau de la CPAM à un autre. Ici, la sécu s’appelle Asl, Asl ça sonne un peu comme Azz’, qui est une façon de jurer sans dire en entier le gros mot. À chaque fois, on m’a expliqué que ce n’était pas le bon bureau, vu le quartier où j’habite, mais presque à chaque fois on m’a aussi indiqué un autre bureau où je n’avais rien à faire. Bref, on m’a baladé d’un bureau à un autre, j’y ai attendu parfois cinq minutes dans une foule épaisse avant de me rendre compte que je faisais la queue pour les gardes d’urgence au lieu de monter direct au service des Inscriptions, l’anagrafe. Un jour, après ma 4e tentative, presque la plus lointaine, je me trouvais donc à Japigia, qui doit son nom aux Iapyges, d’antiques ancêtres des gens du coins. J’avais fait le trajet de bon matin à vélo, traversant le marché et passant derrière des résidences de divers standing, de toutes les époques. Je m’étais déjà rendu la veille dans cet hôpital de jour, mais le bureau était fermé – il n’ouvre pas tous les après-midi. Non seulement la procédure n’a pris que dix minute, mais c’était dix minutes pendant lesquelles, derrière la secrétaire, j’ai pu lire des poèmes affichés sur l’armoire : «L’infinito» de Leopardi, des traductions de Verlaine et de Poe, Pablo Neruda, Alda Merini, et un peu plus loin par la fenêtre, la mer, bleu-gris et moutonnant sous le mistral. Quand je suis sorti du bâtiment avec mon document, un vieux monsieur qui me précédait s’est écarté pour me laisser passer «mais je vous en prie», comme je marchais à grands pas sans voir que se presser c’est montrer de l’importance. 

Un peu plus tôt, je m’étais réjoui de retraverser ce quartier qui, pour une fausse raison, a une réputation ambiguë. J’avais fait une halte dans un bar pour prendre un rapide petit-déjeuner au comptoir : un café et un croissant au chocolat. Non seulement la pâte briochée était bonne, mais le croissant n’était pas coupé par le milieu et inondé de nutella: au centre, dans un petit pertuis, se trouvait une grosse goutte de crème pâtissière au chocolat, surmontée par un saupoudrage de cacao amer et de sucre glace. C’était léger, riche de textures et de goûts intenses, amer et doux, l’un après l’autre.

Bari est une fête.

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Le choix du paysage

[Cette fois-ci, je publie ma traduction d’un texte à moi qui vient d’être publié ici sur le site du Groupe de recherche sur l’extrême contemporain, de l’université de Bari où je travaille désormais, après avoir dû quitter Naples. Il sera bientôt temps de revoir ce blog dans le détail, et surtout de reprendre des publications plus régulières.]

Le choix du paysage

Ormuz (2013) et Le Ravissement de Britney Spears (2011) sont les deux romans les plus récents d’un auteur qui, après L’Organisation, prix Médicis 1996, qui racontait sur un mode grotesque les aventures de militants d’un groupe révolutionnaire maoïste, n’a jamais vraiment fait partie de l’institution littéraire française. Journaliste à Libération, il a publié dans les années 2000 des textes importants qui définissent son style et sa vision: La Clôture (2002), sur le Maréchal Ney et une petite section du périphérique parisien, L’Homme qui a vu l’ours (2006), recueil de 25 années de reportage, ou Un chien mort après lui (2009) sur ses chiens errants préférés.

Mais l’an dernier Jean Rolin a reçu le Prix de la langue française, qui reconnaît officiellement la valeur de son œuvre. Il peut sembler curieux que dans Ormuz ait été reconnue seulement la qualité de sa langue. Jean Rolin est admirable pour tant d’autres raisons. Il choisit ses sujets de la façon la plus imprévisible, et a un rapport facétieux à la littérature, qui lui permet de se moquer de Marguerite Dura en personne quand il fait référence au Ravissement de Lol V. Stein (1964) alors qu’il raconte les aventures décevantes d’un espion français chargé de surveiller discrètement Britney Spears, la jeune chanteuse au caractère bizarre, à Los Angeles. Et c’est le narrateur, usé par l’attente infinie en compagnie de paparazzi, frappé par le charme des restaurants de luxe et des motels décatis, attiré finalement par la vie scandaleuse de la starlette, qui se fait ravir, au point de négliger les risques de sa mission. Ormuz raconte une histoire beaucoup plus linéaire: un homme recherche les traces laissées sur les deux rives du détroit d’Ormuz par un ami, Wax, qui avait le projet de le traverser à la nage, et a disparu. Le roman est donc un voyage dans les Émirats arabes unis, sur les côtes iraniennes et dans les îles du détroit.

Les lieux, dans ces deux romans, prennent le premier rôle: les routes et les parkings de Los Angeles tout comme les ports de Khasab ou de Bandar Abbas. Dans ces régions du monde qui n’ont rien de commun se jouent des transaction commerciales, petites et grandes, pour lesquelles les personnages de Rolin ne montrent aucun intérêt, tandis que passent des pétroliers ou des bateaux de guerre, et des actrices, des chanteuses, des écuyères de cirque télé qui connaissent une gloire express ou perdent l’estime de ceux qui l’avaient créée ex nihilo. Le narrateur, qui voyage dans ces régions pour des raisons de moins en moins claires, pose sur l’espace environnant un regard détaché et tendre, observant les oiseaux et causant avec les taxis, fait quelques considérations sur des usages locaux et se rappelle avec émotion ses lectures de Malcolm Lowry e Wilfred Thesiger.

Ces références qui sont motivées par la coïncidence géographique des expériences du narrateur avec la vie et les écrits de ces auteurs, ne sont pas un ornement pour esprits cultivés: c’est comme la poussière que, nous autres humains, nous traînons dans notre sillage, même dans les endroits les plus désolés de la planète.

Et en cadeau, une page d’Ormuz:

Si je n’avais pas été amené quelques semaines plus tard à séjourner de nouveau à Mutrah (où la température se serait élevée entre-temps d’une bonne vingtaine de degrés), la dernière image que j’aurais conservée de ce faubourg portuaire aurait été celle du commandant jouant du cor sur la passerelle, tel que je viens de l’évoquer, cependant que le long du même quai où était amarrée la frégate, mais un peu plus loin, de gros boutres motorisés et sans grâce achevaient de charger une cargaison de vieux pneus, et qu’en retrait de cet îlot faiblement éclairé d’activité, enhardi par l’ombre qui gagnait, un couple de chiens errants (que l’on appelle ici des wadi-dogs) se faufilait à la recherche de quelque chose de comestible parmi les conteneurs empilés ». (Ormuz, p. 52)

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A mmare!

Cette galerie contient 6 photos.

À la mer: c’était le 21 septembre à Baia di Ieranto, à une heure de Sorrente. De là on voit la côte sud de Capri, avec les Faraglioni, ces éperons rocheux qui sont à deux brasses de la villa Malaparte. … Lire la suite

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A Nola il 22 giugno per una brutta festa

Laissez-moi vous présenter le grouillement de pélerins le plus terrible, la presse la plus forte que j’aie jamais sentie dans une foule, et l’image des péchés expiés au son d’une musique de foire. Des chansons dont on dit qu’elle font l’éloge des maffieux locaux. Tout en chantant les louanges du Seigneur et de San Paolino.

J’ai accompagné Camille derrière le Vésuve, mais en prenant le mauvais train (pas la Circumvesuviana, ce qui nous a valu une heure d’attente à Cancello, « j’annulle, j’efface, ou la grille, en italien », c’est-à-dire dans en pleine zone dans la plaine). Nous savions que nous allions voir des forts des halles qui se font des bosses sanguinolentes sur les épaules, mais nous n’imaginions pas le mélange de ferveur et d’abrutissement qui les environneraient.

L’évêque de Nola, Ponce Mérope Paulin se serait offert avec tous ses biens aux Wisigoths pour que ceux-ci libèrent des otages capturés à Nola. Après vingt ans de captivité, le voilà de retour chez lui : ses concitoyens l’accueillent en lui tendant des lys (gigli) et en faisant défiler un cortège dans la ville. Cela daterait du Ve siècle. Les huit obélisques de bois (les lys) qui défilent dans les rues de la ville font dans les 25 mètres de haut, et comme la barque du Saint, ils sont portés par des groupes d’hommes (les cullatori, ou berceurs)  agrippés aux poutres qu’ils hissent sur leurs épaules (endolories par une semaine de fête, et des nuits trop courtes) avant de chanceler tous ensemble d’un même pas, d’une station à l’autre, négociant le passage d’un coin de rue, l’arrêt devant tel ou tel commerce affilié à la corporation, ou la maison d’un donateur.

Et cela dans un vacarme abominable, puisque le premier étage de chaque giglio supporte un petit orchestre, son groupe électrogène et sa sonorisation (le volume sonore est toujours au maximum). Les chanteurs sont des gloires locales, parfois, des spécialistes de l’autotune dans la chansons napolitaine : ils mélangent le rap, la soul et les chansons traditionnelles tout en faisant ajuster leurs voix d’amateurs par des logiciels qui leur donnent un timbre synthétique. Mes photos sont trop saturées ou à contre-jour, mais c’est par sympathie avec mes coups de soleil de ce dimanche.

Flaviana Frascogna, une photographe beaucoup plus douée que moi, a publié un bon reportage sur cette fête (dans Campaniasuweb), avec des commentaires sur certains aspects plus déplaisants de la fête, inscrite en 2013 au Patrimoine mondial. Dans cet article, un lien vers un commentaire de la protestation officielle des prêtres qui voient surtout dans cette tradition les célébrations païennes dont elle est l’héritage. Les photos de Flaviana valent vraiment le coup d’œil (aussi sur son site personnel).

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Si chiude una porta e si apre un portone

Une parole sage de Rosaria, ma prof de gymnosophie. C’est un proverbe italien selon quoi quand une porte se ferme, s’ouvre alors un portail. Mon intervalle napolitain se prolongera peut-être ailleurs en Italie, mais rien n’est encore assuré. Un autre sage de mon quartier que j’ai aperçu il y a trois jours est entièrement glabre et chauve, mais il a fait imprimer sur sa peau par un tatoueur les cheveux qui couvrent le dessus de son crâne, un bouc et une moustache filiformes pour encadrer sa bouche.

Sur la revue Remue, on va bientôt publier trois poèmes de Carmen Gallo. C’est une annonce très anticipée, mais je serai bientôt plus précis.

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Quelques impressions d’été

Avant que mon blog dépérisse complètement, juste une note sur la baignade au Pausilippe: c’est très beau, ça sent l’iode, l’eau est très salée et je fais avec l’affollamento degli scogli. N’ayez pas peur, ça décrit juste la densité très forte de baigneurs sur les récifs artificiels qui les accueillent, quand la plage est déjà bondée. On est à touche-touche, pas un instant d’intimité, des rencontres, au contraire.

Dans les rues du centre, la lumière forte permet de détailler les multitudes de creux circulaires, pas plus large qu’une balle de golf, à la surface de touts les dalles de lave qui couvrent les rues. Un revêtement glissant, même sans eau, où les scoot’ patinent à qui mieux mieux.

Dans une épicerie de mon quartier, j’ai vu le fromager-charcutier brandir son grand couteau à mortadelle pour attraper de la pointe (en la glissant sous le couvercle) un pot de confiture que lui demandait un client. Il l’a fait voyager à bout de bras, à la pointe du couteau, jusque sur le comptoir.

Début juillet devant chez moi, sur la placette, Cyop et Kaf, les deux peintres de rue, ont inauguré leurs deux-cents dessins dont ils ont orné depuis trois ans les murs et les portes des Quartiers espagnols. Un livre est sorti, QS: Cuore spinato. Leur démarche s’est accompagnée du soutien des habitants des bassi qui leur demandaient un personnage sur leur porte ou sur le portail de leur boutique. Ils ont proposé des balades dans ce quartier (autrefois très mal famé) à la rencontre de leurs œuvres et des riverains.

 

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Photos de Procida ce vendredi 29 mars

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Propos des routes et des rues

Sur la porte d’un magasin ou d’un dépôt de mon quartier:

Si lavora e si fatica
per la pancia e la fica.

On travaille on se fatigue
pour la panse et pour la chatte.

Sagesse, humour, sexisme et crudité : tout y est !

De retour d’un très heureux aller-retour sur les terres de Tonino Guerra, de Paolo et Francesca, et de Federico Fellini, l’excès de savoir dispensé au colloque où je me trouvais m’a fait aussi noter ces graffitis de WC de station service. Dans le brouillard des Abbruzzes après le soleil des Marches, après la vue sur l’Adriatique entrecoupée par les tours de 20 étages en bord de plage, je note:

MI|CHIAMO|EVA|MI|PIACE|SUONARE|IL|FLAUTO
JE|MAPPELLE|EVA|JAIME|JOUER|DE|LA|FLÛTE  [suivi d’un numéro de téléphone]

Ce qui m’a plu dans cette annonce, c’est comment son auteur a repris la tradition des lapidaires de l’Antiquité, qui ne séparaient pas les mots de leurs inscriptions gravées, sinon par un point ou un trait parfois orné d’une feuille. Là il s’agissait de barres verticales qu’on emploie aujourd’hui dans la typographie la plus classieuse ou sur les sites web.

Et ce soir, comme je rentre des abords du Jardin botanique de la Federica II où j’ai dégusté une Zuppa di cozze (un plat de moules cuites à l’étouffée, reposant sur du pain trempé de sauce épicée), un gars en vespa m’arrête devant le porche de Santa Chiara, il est minuit dix-huit:

– Arró? … Arrò?*
– Cosa? non capisco…
– Addo’ vai?
– A casa.
– A quest’ora?
– E tu dove vai?
– E il tuo documento, ce l’hai?
– Certo, figurati!
– Fammelo vedere.
– No. Buona notte.

C’est-à-dire, peu ou prou :

– Tu vas où? [en napolitain]*
– Quoi? Je ne comprends pas.
– Tu vas où?
– Je rentre chez moi.
– À cette heure?
– Et toi, tu vas où?
– Tu les as, tes papiers?
– Bien sûr. Tu penses!
– Fais-moi voir.
– Non. Bonne nuit.

Et je le laisse sur son scoot’, il repart peu après. Un flic en service occasionnel ? ou l’inquiéteur du quartier?
* Une note de Davut Grossi: mon inquisiteur me demandait peut-être «‘O Ross’!», ce qui doit être une manière d’interpeller les touristes aux cheveux clairs («Eh, toi, le rouquin!»). En napolitain, certaines consonnes se baladent un peu et se confondent (c/g, d/r, p/b à ce que j’ai observé).

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